Ce blog est entièrement consacré au polar en cases. Essentiellement constitué de chroniques d'albums, vous y trouverez, de temps à autre, des brèves sur les festivals et des événements liés au genre ou des interviews d'auteurs.
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Bonne balade dans le noir !

vendredi 27 octobre 2017

[Enfumage sur pellicule] – Opération Copperhead, de Jean Harambat (Dargaud) ****

« Vous connaissez-vous depuis longtemps, messieurs Niven et Ustinov ?
- Depuis l’âge de pierre, darling… Depuis la guerre. Depuis … « Copperhead ».
- « Copperhead » ? Qu’est-ce que c’est ?
En ce mois d’octobre 1977, sur le tournage de « Mort sur le Nil », la jeune femme qui interroge les deux stars de cette adaptation de Mort sur le Nil ravive de vieux souvenirs :
«  Copperhead, mon chou, c’est le secret, c’est le théâtre, c’est l’aventure… Il y a même une pincée d’amour... »
Et le lecteur de quitter le soleil de plomb de l’Egypte pour se retrouver quelques pages plus loin en 1943, à Londres, sous les bombes de la Luftwaffe et sur les pas du Lieutenant-Colonel David Niven et du soldat 2ème classe Peter Ustinov… et de la rocambolesque opération imaginée par l’Intelligence Service pour détourner l’attention d’Hitler du futur débarquement en Normandie. Rocambolesque, et cinématographique, car cette opération de désinformation consistait à tourner des images d’un parfait sosie du général Montgomery, à Gibraltar, et ailleurs sur le continent africain, pour faire croire à un débarquement imminent depuis l’Afrique vers le Sud de la France.
Jean Harambat raconte toute la préparation de cette opération, depuis la rencontre entre Niven et Ustinov, jusqu’au départ pour Gibraltar du faux Montgomery, en passant par le recrutement de Clifton James, l’acteur sosie. Sans oublier les (més)aventures amoureuses de David Niven avec, Véra, une brune envoûtante et véritable femme fatale de cinéma…



Dès le début, Harambat nous embarque dans son histoire, en nous rendant éminemment sympathique le duo Niven / Ustinov, improbable décalque de Blake et Mortimer, en autrement plus drôle. Les bons mots fusent et les répliques assassines pleuvent… Une de mes préférées :
« Une aussi belle femme qui fait d’aussi vilains jeux de mots ne peut pas être une mauvaise personne …
- Tomber amoureux d’une femme pareille, autant mettre son pénis sur une enclume, Niven ! »
Ou cette manie – authentique – de Churchill de parler du « caporal Hitler »…

Et puis, c’est un vrai bonheur de lire des extraits des deux autobios de Niven (Décrocher la lune) et Ustinov (Cher moi), distillés judicieusement tout au long de l’album par l’auteur. Sans oublier celle du sosie lui-même, le méconnu Clifton James, qui eut son heure de gloire… bien après cette opération, restée longtemps secrète. Il joua même son propre rôle dans « I was Monty double », comme le rappelle Ustinov dans ses mémoires, ce qu’Harambat ne manque lui-même pas de rappeler dans son épilogue, en reproduisant l’affiche originale du film. Epilogue qui boucle le récit, puisqu’il se déroule sur le tournage de Mort sur le Nil. Entre temps, le dessinateur nous aura entraîné, sur plus de 150 pages d’un trait élégant, extrêmement lisible, dans une aventure toute à la fois échevelée et … distinguée. Riche en rebondissements, elle est convaincante aussi bien pour son suspense – car il y en a vraiment – que par l’extraordinaire trio Niven – Ustinov – James. Et que dire de la sublime Véra ? « Opération Copperhead », tout à la fois récit d’espionnage, romance impossible, comédie militaire, est aussi la preuve qu’il est vraiment possible de faire de la bande dessinée historique en sortant réellement des sentiers battus. 

Opération Copperhead ****
Scénario et dessin Jean Harambat
Dargaud, 2017 - 164 pages couleur – 19,99 €

mercredi 25 octobre 2017

[Pravda America] – No Body, Saison 1, de Christian de Metter (Soleil / Noctambule) ****


 « Même si c’est un détenu plutôt calme, gardez toujours à l’esprit qu’il est potentiellement extrêmement dangereux ». Tels sont les premiers mots du directeur de la prison du Montana en guise de bienvenue à Beatriz Brennan, jeune femme en mission spéciale dans cet établissement. Envoyée par le tribunal, en qualité d’experte psychologue, elle est chargée de rencontrer un détenu d’une soixantaine d’années, incarcéré pour le meurtre d’un ex-coéquipier. Meurtre dont les sanglantes évidences sur les lieux du crime pointent sans aucun doute possible vers cet ancien flic, qui s’accuse du reste sans ambiguïté de l’assassinat de son collègue, et attend stoïquement son exécution. Or, le doute subsiste sur la réelle culpabilité de cet homme, et l’objet principal des entretiens avec Beatriz Brennan est bien là : faire la jaillir la vérité sur cette affaire étrange de la bouche de cet homme non moins étrange...

Conçu d’emblée, dans sa forme, comme une série TV – nous sommes ici dans la saison 1 – trois des quatre épisodes prévus sont sortis depuis octobre 2016, et l’épilogue est à venir pour le début 2018. La sortie, ce mois-ci, du troisième opus « Entre le ciel et l’enfer » est l’occasion de revenir sur l’ensemble et de l’affirmer tout de suite : No Body est passionnant ! L’idée centrale en a été bien définie par Christian De Metter lui-même :
« Le titre No Body, joue sur le double sens d’un point de vue phonétique. Cela signifie « pas de corps » mais on peut également entendre « personne ». Le thème de l’identité est assez récurrent dans mon travail. Là encore, il est central. Je parle d’un homme qui a vécu comme agent infiltré pour le compte du FBI et qui, de mission en mission, doit incarner des personnages au point de perdre, ou plutôt de ne jamais trouver qui il est réellement... » 
 
Et c’est tout l’histoire, pleine de faux-semblants et de vrais coups tordus, de cet homme torturé que nous découvrons au fil des albums, avec un suspense, une tension qui vont crescendo au fil des révélations qu’il veut bien consentir à la jeune psychologue qui a su gagner sa confiance. Dans le premier épisode « Soldat inconnu », on le découvre tout jeune, au coeur de «Cointelpro », le programme – authentique – d’infiltration des mouvements politiques dissidents mis en place par Hoover. Une première mission qui va – déjà – laisser des séquelles. Dans « Rouler avec le diable », il a une nouvelle mission, encore plus dangereuse : se faire accepter par une horde de bikers ultra-violents, les Napalm’s soldiers. Une fois de plus, il va en être marqué de façon indélébile. Et nous voici à cet épisode trois « Entre le ciel et l’enfer », où, redevenu simple flic, il enquête, en 1987, sur le meurtre d’une petite fille retrouvée en pleine forêt. Un meurtre qui selon lui n’est pas isolé, et pourrait le fait d’un serial-killer. Une idée que ne partage pas vraiment Sarah, sa coéquipière d’alors. Mais qu’Anne, profileuse dépêchée sur l’enquête, juge elle plus que probable. Deux femmes qui vont à nouveau marquer au fer rouge la vie du détenu modèle de la prison du Montana…

Pour ce troisième tome, on pense immédiatement à « True Detective » - ne serait-ce que parce que le personnage principal a un air de faux-frère avec un des deux flics de cet excellent premier épisode de la série – ce qui n’est pas faire injure à Christian De Metter, qui est justement allé voir du côté des meilleures séries du genre, « pour en faire quelque chose à sa sauce ». Et la sauce a bien pris, c’est le moins qu’on puisse dire… La construction narrative, qui dévoile l’ensemble du récit par touches successives, par flashbacks, est d’une grande force. Mêlant l’histoire intime de ses personnages – car si le détenu parle de sa vie, son interlocutrice se dévoile elle aussi… - à celle, officielle ou passée dans l’imaginaire collectif, des Etats-Unis, De Metter happe son lecteur dès le début, et maintient toute son attention sans jamais le faire décrocher. Son dessin, toujours aussi précis, fin, très réaliste est en adéquation totale avec son sujet. Les couvertures sont des modèles du genre : l’inconnu « héros » de No Body y apparaît au fil de ses années-charnières, avec deux silhouettes, dominatrices, dans l’ombre, pour les deux premiers épisodes. A la troisième, une forêt – pourtant tragique – semble lui donner un regain de sérénité. Retrouvera-t-il toute la lumière dans l’épisode final ? Rendez-vous en avril 2018 pour l’épilogue de cet excellente série, qui vient d’être couronnée par le prix de la meilleure série francophone de BD « Polar » à la 22ème édition du Festival de Cognac
 


No Body ****
Scénario et dessin Christian De Metter
Soleil, 2016-2017– Collection Noctambule
74 pages couleurs et 15,95 € chaque tome

1 - Soldat inconnu
2 – Rouler avec le diable
3 - Entre le Ciel et l’enfer

dimanche 15 octobre 2017

[Halte au feu!] - Ralentir, de Le Lay et Horellou (Lombard) ****

Lui, costard-cravate, court dans la rue, sous la pluie, la tête abritée par ce qu’on devine être une sacoche. Eléments de décors : une voiture au premier plan, l’enseigne d’une pharmacie. Et un panneau d’interdiction de tourner. A gauche. 
Ambiance : grisâtre et pressée.
Elle, cheveux ultracourts et rangers – oud Docs ? - est assise ce qu’on suppose être une borne kilométrique – d’un autre temps - sur le bord d’une route de campagne. Elément de décor : des arbres à l’arrière plan, un ciel ensoleillé de fin de journée. 
Ambiance : douce et apaisée.
Deux mondes… Qui vont se percuter.

Dès sa couverture « Ralentir » invite à la réflexion. Elle va évidemment se poursuivre quand David, commercial pour une boîte de traitement de déchets, prend en stop, sur sa route vers Douarnenez, Emma, une jeune femme un peu rebelle, du moins à ses yeux. Dans l’espace clos et rapproché de l’habitacle automobile, ils vont apprendre à se connaître et vite se rendre compte que leur place dans la société n’est pas la même, et qu’elle va avec la vision qu’ils ont de celle-ci… Déjà dans l’urgence du nouveau poste qu’il vient de décrocher, David peine à comprendre Emma, qui n’a jamais gardé un boulot plus de huit mois, et il n’est pas loin de la considérer comme un parasite de son monde bien réglé. Au fil des kilomètres, les événements vont peut-être lui faire prendre conscience qu’un autre monde est possible : la destruction de son précieux téléphone (« J’ai ma vie moi là-dedans ! » un grand classique...), un grave accident de la route dont ils sont témoins, et surtout, suite aux intempéries, un arrêt imprévu et prolongé, en plein centre Bretagne, chez des autochtones accueillants et respirant le bonheur de vivre. Le jeune cadre dynamique va sortir transformé de cette parenthèse dans sa vie trépidante, et Emma va, elle, poursuivre son chemin sur ce rythme raisonné qui est le sien depuis déjà un moment. 




 Delphine Le Lay et Alexis Horellou poursuivent leur travail déjà entamé avec « Plogoff » et « 100 maisons – La Cité des abeilles » (chez Delccourt), et leur post-face, forte, pourrait tenir lieu de profession de foi, voire de manifeste : « Nous sommes nombreux à ressentir l’absurdité du système dans lequel nous sommes plongés », écrivent-ils. Et de se questionner sur le pourquoi et le comment faire pour s’en sortir. 
Leurs albums sont une de leurs réponses, et ce dernier livre « Ralentir », trouvera écho auprès de quiconque sent, confusément, ou précisément, que résister aux injonctions d’une société trop pressée pour à peu près tout, est peut-être ce qu'il faut commencer par faire. Résister en prenant le temps de réfléchir à ce que l’on fait, et en sachant renoncer au superflu. Une fois que le superflu est bien identifié : un inventaire de son quotidien propre à chacun.




« Ralentir » n’est certes pas un polar. Pas de morts – si ce n’est une victime de la route – pas d’enquête, pas de flics, pas de suspense, pas d’actes délictueux. Non, rien de tout ça. Mais le polar tel que je le conçois, ici dans Bédépolar, ou dans mes lectures de romans, a bien cette capacité, cette « mission »  (oui, tout de suite les grands mots...) à dépeindre le monde tel qu’il est, d’en dénoncer les travers, et d’imaginer, de temps en temps, des pistes pour le rendre meilleur. 

« Ralentir » est un album qui entre dans cette catégorie. Et il fait énormément de bien. Comme les meilleurs polars.

Ralentir ****
Scénario Delphine Le Lay et dessin Alexis Horellou
Le Lombard, 2017 – 104 pages couleurs – 16,45 €